Avant de se rendre au Népal pour la première
fois, l'esprit vagabonde. L'endroit possède sa
mythologie, ses images d'Epinal, entre ivresse des
sommets et héritage New Age. Si bien que la peur d'être
déçu affleure.
Autant le dire d'emblée : les nostalgiques des années
1970, lorsque Katmandou était devenue une sorte de
Mecque hippie, imbibée de psychotropes, en seront pour
leurs frais. Le Népal, regardé d'un oeil contemporain,
est certes largement figé dans le passé, mais il est
difficile de s'en réjouir.
Le pays est parmi les plus miséreux de la planète. Sa
vibrionnante capitale tousse, saturée de la fumée des
pots d'échappement. Les Klaxon y vrillent les tympans
des promeneurs, qui craignent de se faire écraser. Les
coupures d'électricité - trois heures par jour en
moyenne - paralysent régulièrement la capitale. Tout
comme les bhand, ces grèves qui disent une amertume d'oubliés
de la croissance. Pourtant, la population, fidèle à sa
réputation, ne se départ pas d'un immuable sourire.
Cela posé, les amateurs de montagne, les pieds dans
leurs godillots, seront rassasiés. Coincé entre l'Inde,
au sud, et la Chine, au nord, le Népal demeure le pays
emblème de l'Himalaya, la reine de toutes les chaînes.
A Thamel, le quartier des hôtels de Katmandou, a fleuri
à côté des magasins de vêtements " ethniques
" un fatras de boutiques emplies de doudounes, sacs
de couchage, gourdes et piolets siglés des plus grandes
marques. Des contrefaçons, dans la plupart des cas.
Katmandou, avec son aéroport international de poche,
planté dans la ville, est la rampe de lancement vers les
cimes. La carte des réjouissances est alléchante :
Thamel fourmille d'agences qui proposent, à qui mieux
mieux, un catalogue fourni de trekkings ou d'"
expés ". Les premiers, de la paisible balade d'un
jour à la randonnée de six semaines, n'exigent pas de
compétences en alpinisme. Les secondes, elles, s'adressent
aux férus des cordes et crampons, qui viennent exaucer
leurs rêves de hauteur.
PORTES DÉROBÉES
La peur de se retrouver nez à nez avec la guérilla
maoïste n'a plus lieu d'être : le pays a aboli sa
royauté en mai et les combattants rebelles ont fait leur
entrée au Parlement. Leur chef de file, Pushpa Kamal
Dahal, dit " Prachanda " (le " féroce
"), est devenu premier ministre. L'ancien "
terroriste " est désormais admis à la table des
Nations unies. Les affaires reprennent, même si la
stabilité du pays paraît précaire.
Dans le méli-mélo des " grands " trekkings,
on trouve des itinéraires très fréquentés, comme le
tour des Annapurnas ou la route vers le camp de base du
mont Everest. Jalonnés de lodges, manière d'auberges
spartiates, ils peuvent se parcourir en solitaire, muni
de rudiments d'anglais, d'un sac à dos et de bonnes
jambes.
Mais il y a aussi des portes dérobées vers les
profondes vallées himalayennes. Ainsi du tour du Manaslu,
huitième plus haut sommet du monde (8 156 m). Ce
parcours qui serpente en terre maoïste, et donc
délaissé ces dernières années, vous hisse à plus de
5 000 m et amène lentement dans un haut massif de
culture tibétaine.
Dans ce trekking, les chemins, qui serpentent au milieu
des rizières, des forêts, ou tutoient les glaciers
hérissés de séracs, sont parfois durs à trouver. Et
les structures d'accueil du randonneur, dans les nombreux
villages traversés, trop rares pour que l'on puisse s'y
fier. Difficile, donc, de faire l'économie d'une tente
et d'un peu de compagnie. Un peu ? Partez à deux, et l'agence
de votre choix vous lestera d'au moins cinq porteurs, d'un
guide et d'un cuisinier... L'équipe peut être deux fois
plus nombreuse.
L'inconfort moral de cette aventure collective, où vous
regardez de petits gaillards porter 40 kg dans des
panières en osier pendant que vos épaules ne supportent
qu'un sac à dos avec vos effets du jour, est le prix à
payer pour une escapade pas trop compliquée.
Le cas de conscience est toutefois relatif : vous aurez
la satisfaction de fournir du travail, dont vous pouvez
vous assurer qu'il est rémunéré au moins au prix du
marché (500 roupies environ par jour pour un porteur,
soit 5 euros, cinq fois le revenu quotidien moyen au
Népal).
Même si vous êtes lesté de vos contradictions, les
sentiers népalais n'en sont pas plus rudes à gravir.
Heureusement, car il y a déjà fort à faire. Le plat
est ici une notion abstraite. Même si une étape amène
à une altitude équivalente à celle du point de départ,
en longeant un cours d'eau, il ne faut pas se méprendre
: le copieux menu sera composé de montées et de
descentes, jusqu'à plus soif.
La topographie, faite de pentes abruptes et d'étroits
fonds de vallée, où seule l'eau parvient à se faufiler,
impose des détours vers les hauteurs.
L'effort physique peut être un plaisir, mais le tour du
Manaslu en ménage beaucoup d'autres. Pêle-mêle : ces
centaines d'enfants, croisés au fil du temps, qui vous
scandent la bienvenue - " Namaste ! " ; le
sourire des porteurs, qui oublient l'étiquette et
acceptent de boire à votre gourde ; les nuages, qui
filent comme des comètes, poussés par le jet-stream, au-dessus
des plus hauts sommets ; le monastère de Sama Gompa et
son lama pédagogue ; cet alpiniste kazakh revenu de l'enfer
des sommets qui veut à tout prix votre téléphone
satellite alors que vous n'en avez pas ; Barpak, ce
village propret dans un océan de misère, où les hommes
se donnent à l'armée britannique pour assurer la
prospérité des leurs ; et même, finalement, cette
drôle de guerre déclarée aux sangsues proliférant
dans les rizières, qui se glissent entre les orteils...
VISAGES LUMINEUX
Au moment du départ, un regard aux photos. L'on trouve
des montagnes superbes, des visages lumineux. Ceux des
porteurs, cinq authentiques représentants de l'ethnie
sherpa, tout sourire, reviennent en leitmotiv. Mais
jamais on ne les a photographiés portant leur fardeau.
Une curieuse pudeur, si peu népalaise.
Ici, sur les chemins abrupts, les camions de livraison
sont autant d'humains, durs au mal. Les gamins marchent
à peine qu'ils transportent déjà des fagots de bois.
Et les grands-mères habillent leur silhouette voûtée d'une
lourde panière, qui repose sur leurs reins fatigués. L'une
d'elles se demande ce qui nous amène : " Un
trekking ? C'est quoi, le trekking ? " Beaucoup de
rencontres, finalement.
Pierre
Jaxel-Truer

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